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5° O, wind…
Installation de dimensions variables, dessins au crayon à bille sur papier, toiles acryliques, sérigraphie, tapisserie, bronze et bronze doré à la feuille.
De combien est l’inclinaison du sol ? lui avais-je demandé (j’ai appris qu’il aimait la précision des chiffres — 4470 morceaux d’ivoire pour Défense de touches ; 1 334356 points de tapisserie, 408 croix blanches et 100 métronomes pour Points de vue image du monde (en deux temps trois mouvements), et je vous passe l’exégèse théologique au sujet du nombre de clous qui peuvent arguer avoir tenu le Christ en croix, qu’évoque In nails we rust. Non pas une mathématisation du monde, mais des rythmes, des densités, des masses, des intensités, des effets de foule. Son art infléchit le réel par le nombre.
— Cinq degrés, avait-il répondu.
Pourquoi cinq degrés ?
— Cinq degrés, ça laisse encore un espoir.
L’heure est pourtant grave. Pensait-il, en inclinant un morceau de monde, à Galilée ? A ses boules en bronze « parfaitement polies » qui chutent le long d’un plan (un chevron de bois creusé d’un sillon et incliné quant à lui d’une ou deux coudées par rapport à l’horizon). Bien entendu, dira-t-il, sauf qu’aucune loi ne peut encore être déduite de mon installation. C’est une chute certes, une expérimentation, mais toujours en cours, et nul ne peut dire avec certitude qui sera concerné par elle, ni comment. Sans doute toutes les choses et tous les êtres, et mal. Aux boules de bronze du savant qui mesurait les chutes, s’est substituée une bouée. Une bouée de bronze doré. Derrière la vitre de la fenêtre, la mer, à présent haute et proche, menace. Le problème n’est plus la chute, mais la montée des eaux, la solution n’est plus le parachute (doré si possible), mais la bouée. Un leurre, presque une farce : dorée, mais en bronze, qui entraînera immanquablement vers le fond l’idiot d’un sauve-qui-peut qui voudrait s’en emparer — j’entends le rire de la mouette.
— C’est un peu comme si j’enfonçais le clou, la bouée. L’inclinaison du sol dans un lieu, un musée, qui se donne à l’écart de la vie, un lieu où l’on préserve les choses, cela crée de l’inquiétude et de l’incompréhension.
Tu voulais donc inquiéter ? Tu voulais rendre incompréhensible ou dire l’incompréhension ? Je ne lui ai pas posé la question et je dois donc imaginer ce qu’il me répondrait. Mais il m’a dit une chose qui me guide : un plan incliné, dans une construction, cela crée une insécurité immédiate. On est obligé de tout ajuster. Quand le sol s’incline, tout décline. Je crois que c’est de cela qu’il nous parle. De cette nécessité où nous nous trouvons à présent de devoir tout ajuster. Parce que plus rien ne va juste. Parce qu’aucune solution totale ne s’offre à nous. Tout devient bricolage, ajustements précaires, solutions de fortune, expédients — aussi dérisoires ou parfois même déplacés qu’une bouée de bronze ou un marteau de secours qui brisera la vitre et fera entrer la mer.
Tout devient de guingois dans ce monde-là — soyons sérieux : vous ne pouvez espérer ajuster les choses dans un monde qui sombre qu’en les mettant de travers. Et tout va de travers, même la mouette, penchée, qui attend de lancer son rire. Aller de travers n’est plus le problème, mais une tentative de solution.
— Et cela commence à se voir, même à la maison (il regarde le mur au papier peint décrépi qui part en lambeaux, avec le cadre où brûle un navire)
Est-ce que ce monde est sérieux ? chantonne-t-il. Tout va de travers, le sol tangue, les bateaux coulent, les bateaux flambent, qui rappellent d’ailleurs que ce monde n’a jamais été sérieux, surtout en période de guerre. On n’en est jamais loin. Et plus encore lorsque l’image est prise à partir d’un périscope de sous-marin — un périscope américain, cassons le mythe et les souvenirs trop convenus.
Cinq degrés, ça laisse un peu d’espoir, dit-il. Cela change en tous cas notre centre de gravité. Ce n’est pas plus mal de nous y préparer.
(Lui dirais-je que l’orbite lunaire est inclinée de 5° par rapport à celle de la terre ?)
Vinciane Despret